Kunduz



Les rares bâtiments éclairés se dressaient, usés par le temps, leurs façades écaillées baignant dans une lumière blafarde. Les fenêtres luisaient faiblement, telles des yeux mi-clos. Sur l'une des façades décaties, une inscription peinte à la main était à peine visible : « Kunduz, Grand hôtel ».
Les échoppes bourdonnaient d'activité, exposant sous leurs auvents des montagnes de tissus chatoyants et des pyramides de fruits juteux.
Profitant de ce moment, je tapai doucement sur l'épaule de Choegya, qui m'avait suivi hors du camion. Pointant du doigt la façade, je lui dis : « – Regarde, nous sommes déjà à Kunduz. De là, la vallée du Panchir n'est qu'à quelques jours de marche. »
Choegya, perdu dans ses pensées, se laissait envahir par les arômes de viande grillée et d'épices qui flottaient encore dans l'air nocturne de la ville. Quatre jours s'étaient écoulés depuis notre dernier repas. Plus loin, au bout de la rue, une place s'anima sous nos yeux, cela ressemblait à un marché où nous espérions pouvoir trouver de quoi nous restaurer et nous vêtir.
Échangeant un regard avec Choegya, un sentiment de soulagement nous envahit, nous avions déjà atteint les terres du nord. Nous optâmes pour abandonner notre cachette dans le camion et chercher un refuge où passer la nuit. Vu notre allure, il nous serait aisé de nous fondre parmi les sans-abris, un simple banc ou un recoin de porte aurait fait l’affaire jusqu'à l'aube.
Nous avons tenté de nous reposer quelques instants, mais le sommeil nous échappait, accablés par la faim et rongés par l'anxiété. À peine remis, nous nous dirigeâmes vers le marché qui commençait tout juste à s'animer pour la journée. Rapidement absorbés par le tumulte, nous traversâmes les allées. Les échoppes bourdonnaient d'activité, exposant sous leurs auvents des montagnes de tissus chatoyants et des pyramides de fruits juteux. La cacophonie des appels des vendeurs, mêlée aux coups de klaxon, contrastait vivement avec le calme presque surréaliste qui régnait à notre arrivée à Kunduz.
Tandis que nous nous faisions éconduire brusquement par un commerçant devant son étal, nous intimant d’aller quêter ailleurs, un peu plus loin, un vieillard vêtu d'un salwar d'un blanc éclatant nous tendit quelques petits pains à la croûte dorés farcis de viande épicés. Emplis d'une immense gratitude, nous acceptâmes son offrande, le remerciant profondément pour sa générosité.
Après nous être délecté des samsas qui furent pour nous une véritable providence, nous convenions de la nécessité de changer d'apparence. Dans notre état, nous pouvions au mieux être pris pour des vagabonds, mais nos tuniques Hazaras usées risquaient de nous trahir aux yeux des talibans les plus zélés, nous identifiant comme des non-croyants. Pour notre sécurité, il devenait impératif d'adopter des tenues Pachtounes, afin de nous fondre parmi les habitants de la ville.
Déambulant à travers les ruelles animées, sous les regards parfois méprisants des passants, nous découvrîmes finalement une échoppe, gérée par un jeune homme affable. Son magasin ressemblait à un bazar oriental, regorgeant de tissus aux teintes vives et saturées, et d'une multitude de vêtements aux couleurs chatoyantes. À mesure que nous avancions dans l'antre du magasin, nous étions entourés par des montagnes de Salwar Kameez qui s'érigeaient autour de nous, formant un dédale de tissus aux nuances variées. Le marchand, trônant au cœur de ce royaume de coton, soie, et laine, nous accueillit d’un hochement de tête comme pour nous souhaiter la bienvenue.
« – Comment puis-je vous aider ? » nous interpella-t-il. J’entamai par des excuses quant à notre allure dépenaillée en pénétrant dans sa boutique, puis je lui dévoilai que nous avions traversé le pays afin d'assister au mariage d’un filleul, résidant dans la vallée. Il nous fallait, de ce fait, des tenues pour assister dignement à cet événement. A l’écoute de notre récit, le marchand resta impassible et n’émit pas la moindre remarque. Il se retourna pour aller chercher une paire de Salwar dans les étagères de son arrière boutique.
« – Peut-être aurez-vous également besoin de couvre-chefs ? » demanda-t-il, son ton bienveillant. J'acquiesçai d'un signe de tête. Avec habileté, il tira de sous le comptoir deux bonnets, qu'il enroula délicatement dans des turbans noirs avant de les déposer face à nous. « Voici » dit-il en déployant les articles avec précaution. « – Et si cela vous intéresse, j'ai également de magnifiques chadors, d'une étoffe si légère qu'ils pourraient vous protéger lors des tempêtes de sable. »
Après une seconde de réflexion, je décida de prendre un tchador tandis que Choegya déclina prétextant qu’il craignait de trop s’encombrer. Pour sceller notre marché, je tendis discrètement au vendeur une épaisse liasse d’afghanis qu’il accepta sans broncher. Après avoir échangé quelques salutations d'usage nous nous retirâmes, vers les latrines publiques, sales et négligées, pour revêtir nos nouvelles tenues à l'abri des regards indiscrets.
Vêtus désormais en moujhadines Pachtoune, notre allure ne laissait plus place au doute. Cependant, je partageai avec Choegya une inquiétude croissante : « – Ne sommes-nous pas allé trop loin ? Ici, nous passions inaperçus, mais qu'adviendra-t-il une fois dans le Panshir ? Les miliciens pourraient nous cibler d'emblée, sans nous accorder la moindre chance de nous expliquer. » Choegya, résigné, hocha la tête avant de répliquer : « – Quoi qu'il en soit, avec les haillons que nous avions, les talibans nous auraient jetés en prison pour mendicité. » Après une journée de repos à Kunduz pour reconstituer nos forces, nous nous remîmes en chemin dès l'aube en direction du Panshir.