Bâmiyân.

L'Enfer de Bamiyan

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Antoine Stevenson
Antoine Stevenson

Un voile sombre semblait envelopper la vallée. Des rumeurs circulaient le long de la route, et tous les transporteurs que nous croisions nous conseillaient d’éviter Bamiyan. Il se murmurait qu’une malédiction s’était emparée de la ville, mais personne ne semblait vouloir en dire plus, craignant de réveiller des esprits vengeurs.

Namgar a fait rassembler les nouveaux convertis depuis sa grotte de Qoul-i-Akram, les appelant à purifier les rues de Bamiyan des ennemis de la vraie foi.

À mesure que nos rencontres se multipliaient, les récits devenaient de plus en plus sinistres, évoquant un climat de guerre civile entre les bouddhistes et les musulmans de la vallée, exacerbé par les prêches enflammés de Namgar. En réalisant l’ampleur du chaos, un profond malaise m’envahit, et je commençai à amèrement regretter d’avoir accordé ma confiance à Namgar.

Une fois les portes de la ville franchies, nous regagnâmes nos yourtes. À peine arrivé, Spendiar vint à ma rencontre et me fit un premier état de la situation. Il prit un ton grave, puis tenta de me décrire du mieux qu’il put la situation : « – Lobsang, nos informateurs m’ont indiqué ce matin que les quartiers nord échappent totalement à notre contrôle et sont tombés aux mains des milices pachtounes. Pour l’instant, seul le promontoire et les quartiers centraux tiennent encore. »

Les propos de Spendiar me rassurèrent quelque peu ; ce n’était pas la première fois que des tensions nous mettaient aux prises avec la communauté pachtoune. Mais son visage se fit encore plus sombre :
« – Lobsang, la situation est bien plus préoccupante que vous ne l’imaginez. Namgar a commis l’irréparable, et il nous sera quasiment impossible de renouer le dialogue avec les pachtounes.

– Que s’est-il passé ? » l’interrogeai-je.
« – Il y a moins d’une semaine, Namgar a fait rassembler les nouveaux convertis depuis sa grotte de Qoul-i-Akram, les appelant à purifier les rues de Bamiyan des ennemis de la vraie foi. »

Spendiar fit une pause dans son récit, puis poursuivit : « – Il a imposé à tous les musulmans une conversion immédiate, sous peine de devoir quitter Bamiyan. » Il ajouta que, par la suite, des affiches stigmatisant les musulmans furent placardées sur chaque mur de la ville.

« – Dans son prêche, Namgar a accusé les pachtounes de collusion avec les talibans et a exigé que les détachements de cavaliers sogdiens soient déployés pour ratisser les quartiers pachtounes et y organiser des rondes. »

Mais le plus sombre restait à venir, renchérit Spendiar : « – Le soir même du prêche, des cavaliers sogdiens réquisitionnèrent les plus jeunes Pachtounes pour les contraindre à creuser des fosses communes au nord de la ville. » Spendiar semblait emporté par son récit, rien ne semblait pouvoir l’arrêter.

« – Le calme apparent de la première journée était trompeur. Le soir, une unité de cavaliers sogdiens patrouilla le quartier de Tulwara, incitant les bouddhistes nouvellement convertis à s’en prendre aux pachtounes et aux musulmans, plongeant la ville dans une spirale de violence. »

Spendiar était presque en transe, et paraissait devoir lutter pour garder le contrôle de son récit. « – Un prétexte fut trouvé pour déclencher le massacre : deux explosions, attribuées à tort à des milices pachtounes, provoquèrent une frénésie meurtrière. » Spendiar nous décrivit avec force détails les exactions d’une unité de cavaliers sogdiens patrouillant les rues de Haidar-Abad et se livrant au massacre de plus d’une centaine de pachtounes. Ils épargnèrent les plus jeunes, puis les forcèrent à porter les cadavres jusqu’au nord de la ville, où les fosses communes avaient été préparées.

Spendiar poursuivit : « – Après une nuit d’horreur, l’ordre fut donné d’évacuer tous les musulmans. Les nouveaux convertis, fanatisés, envahirent les maisons pachtounes pour les contraindre à quitter la ville. Mais en réalité, nombreux furent ceux qui furent abattus sur place, chez eux ou devant leur porte, par des cavaliers sogdiens ou des civils armés de pierres, de fouets et de barres de fer. »

Pendant ce temps, des véhicules arborant la bannière bleue ornée de la roue du Dharma parcouraient les rues, diffusant des mantras en sanskrit via des enceintes. Galvanisée, la population se transforma en foule déchaînée. Paysans, artisans, commerçants, tous se joignirent au massacre, frappant et pillant sans pitié.

Pour assombrir le tableau, Spendiar ajouta que les dernières nouvelles de Tachkent et de Samarcande faisaient état de la même situation. Les cavaliers sogdiens stationnés dans la vallée de Ferghana avaient également succombé aux prêches de Namgar.
En écoutant le récit de Spendiar, je tombais de haut, j’avais l’impression que tout se désintégrait. Les habitants, qu’ils soient musulmans ou bouddhistes, fuyaient la ville. Le chaos s’était emparé de Bamiyan.

En déambulant dans les rues de la ville, je découvris le corps sans vie d'une victime, abandonné sans sépulture. À quelques centaines de mètres, j’aperçus des bandes de cavaliers désœuvrés, saccageant boutiques et ateliers.

Tandis que la criminalité et la furie resserraient leur emprise sur la ville, Bamiyan se vidait peu à peu de sa population. J’avais l’impression que Bamiyan disparaissait presque aussi vite qu’elle avait été créée.
Les flammes qui dévoraient la ville réduisaient en cendres les décombres de yourtes abandonnées, libérant une fumée âcre et suffocante. Fuyant cet enfer, les habitants couraient se réfugier vers la grande pagode.

Depuis le promontoire, je contemplais l’anéantissement de ma capitale avec un sentiment d’inachevé. Les flammes avaient désormais englouti tout le quartier des généraux, malgré les efforts désespérés des vaillants gardes impériaux Hazara, qui luttaient sans relâche contre la progression des incendies.

Dans une tragédie pathétique, Ouldarai, le héros de la bataille du Ferghana, trouva une fin tragique en périssant dans les flammes de sa yourte pendant son sommeil. À l’annonce de la nouvelle, un effroi glaçant nous saisit. Il nous fallait trouver un lieu sûr pour nous réfugier.

Spendiar et Choegya entrèrent dans ma yourte, visiblement troublés. Un bruit circulait dans la ville : tous ceux qui avaient cherché refuge dans la pagode Shakyamuni avaient eu la vie sauve.

« – Lobsang, la pagode est notre dernière chance, seuls ses murs pourront nous abriter face aux incendies qui ravagent la ville », affirma-t-il. Malgré un certain scepticisme, j’acceptai de les accompagner ; je n’avais de toute façon nulle part où aller.