Bâmiyân.

La Pagode Shakyamuni

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Antoine Stevenson
Antoine Stevenson

En quittant la grande yourte impériale, nous croisâmes deux soldats Hazara, désignés pour nous escorter jusqu’à la pagode. Les yourtes érigées sur le promontoire, espacées par des murs et des portiques, résistaient encore aux flammes.

L’air irrespirable et le rougeoiement des flammes interrompirent brusquement notre avancée vers la pagode.

Cependant, à peine avions-nous quitté cet abri que nous aperçûmes deux cavaliers sogdiens, ivres et déchaînés, attaquant un vieillard prêt à succomber. Par chance, des gardes impériaux Hazara, patrouillant dans le secteur, intervinrent juste à temps pour le sauver. Peu après, les gardes durent encore faire usage de leurs armes pour repousser une autre bande de cavaliers en fuite.

L’air irrespirable et le rougeoiement des flammes interrompirent brusquement notre avancée vers la pagode. La rue s’était transformée en un véritable enfer. Au loin, nous entendions les supplications désespérées d’une femme, tandis que deux hommes à cheval s’acharnaient sur elle. Forcés de faire demi-tour, nous découvrîmes, sur le chemin du retour, le corps inerte et ensanglanté de la femme, abandonnée par ses assaillants. Un peu partout, des cavaliers errants au teint blafard, sous l’emprise de l’opium ou de l’alcool, déambulaient dans la ville.

Nous parvînmes finalement à la pagode Shakyamuni, dernier refuge contre les ténèbres. Là, des gardes impériaux Hazara, armés, gardaient l’entrée, veillant sur les survivants. Bien que conçue pour accueillir une trentaine de personnes, la pagode abritait désormais plus d’une centaine d’âmes.

Construite à l’écart de la ville, avec ses trente-cinq mètres de haut, la pagode restait hors de portée des incendies qui dévastaient Bamiyan. Des réserves de provisions y avaient été entreposées, et des soldats Hazara étaient chargés de distribuer quotidiennement les vivres aux survivants.

En pénétrant dans la pagode, je fus immédiatement saisi d’un sentiment de paix, qui contrastait avec le chaos extérieur. Ornée de sculptures de Guanyin et dotée de hauts plafonds, la pagode paraissait être un sanctuaire de tranquillité. Je saluai respectueusement les dignitaires rassemblés au pied de l'effigie du Bouddha Shakyamuni.

Sous les poutres de la pagode s’élevait un autel dédié au bodhisattva Guanyin, richement décoré, orné d’offrandes parfaitement arrangées. Devant l’autel, je croisai Spendiar, en pleine discussion avec ses lieutenants pour organiser la prochaine distribution de vivres.

Spendiar m’affirma que nous étions en sécurité dans la pagode, et il me plaisait de croire à ces affirmations. Cependant, au-delà des murs de la pagode, la réalité était tout autre. Au loin, la fumée des incendies qui ravageaient la ville s’élevait en volutes noires, et la lourdeur de l’air mêlé aux poussières de cendre était un rappel constant de la menace.

Malgré nos appréhensions, la milice pachtoune n’avait toujours pas atteint la pagode Shakyamuni. De là-haut, nous étions les témoins d’un monde en ruine, mais nous trouvions du réconfort dans notre communion silencieuse.

Une journée entière s’écoula sans nouvelles des émeutiers. Nous commencions à croire que les milices pachtounes nous avaient oubliés. En réalité, nous étions complètement coupés du monde et ignorions l’étendue du chaos qui se propageait à l’extérieur. Après plus de deux jours sans incidents, nous étions convaincus d’avoir échappé au pire.

Le troisième jour, cependant, de violents incendies se rapprochèrent de la pagode. À la tombée de la nuit, les cris des miliciens pachtounes retentirent. La lune, pâle et effacée, se dissimulait derrière la lueur menaçante des torches que brandissaient les miliciens, avides de revanche. Une série d'explosions secoua les environs, d’une force telle que la pagode trembla violemment, les vitres des huit façades du bâtiment volèrent en éclats.

Au travers d’une des fenêtres brisées au rez-de-chaussée, j’entendis des cris et des détonations venant de l’extérieur. Des pachtounes frappaient frénétiquement à la porte de la pagode. Les gardes impériaux Hazara les repoussèrent à l’aide de leurs armes, mais d’autres leur succédèrent en nombre croissant.

Depuis les étages supérieurs de la pagode, nous fîmes feu sur les assaillants. Beaucoup s’effondrèrent sous nos balles, les autres s’éloignèrent temporairement. Les cadavres qui entouraient la pagode étaient méconnaissables, transformés par la haine, leurs visages déformés par la fureur contrastant avec la quiétude qui régnait encore dans la pagode, malgré l’assaut.

Le lendemain matin, Choegya et Spendiar donnèrent l’alerte : des pachtounes avaient réussi à s’introduire dans l’enceinte de la pagode ; c’était le début du cauchemar. Nous tentâmes de nous isoler dans les étages supérieurs, mais malgré nos efforts, les pachtounes affluaient, transformant la pagode en un charnier, où les cadavres et les blessés s’accumulaient à chaque niveau. Dans un ultime acte de bravoure, les gardes impériaux Hazara usèrent de leur corps pour faire mur devant l’escalier, bloquant ainsi l’accès aux étages supérieurs.

Pendant ce temps, nous étions regroupés autour de la statue de Guanyin, où nous invoquions sa protection. Désespéré, j’embrassai le diamant d’éther et me lançai dans la récitation du mantra Gayatri.

Après que j’eus fini de réciter, l’écho de ma voix résonnait encore sous les voûtes de la pagode. Mon talisman, suspendu dans l’air lourd du sanctuaire, émettait une lumière bleutée, enveloppant les survivants d’une aura protectrice. Dans ce sanctuaire hors du temps, les minutes s'étiraient en heures indéfinies. Lorsque l'aura commença à faiblir, la nuit enveloppait toujours le monde extérieur, et les ruines encore fumantes de la pagode abritaient maintenant les restes calcinés des autres réfugiés.

À peine l'aube pointait-elle que l'horizon s'animait d'un nuage de poussière, annonçant l'arrivée d’une escouade de gardes impériaux Hazara. Nous fûmes promptement invités à les suivre. Ensemble, nous nous éloignâmes, laissant derrière nous ses ruines encore fumantes, et progressâmes péniblement à travers les décombres de Bamiyan, le cœur lourd de désolation.