Les Montagnes Désolées



Depuis que nous avions quitté Bamiyan, nos journées étaient marquées par une lente progression à travers un relief qui annonçait le massif de l’Hindu-Kush. Les températures s'étaient brutalement refroidies à mesure que nous grimpions en altitude, nous obligeant à trouver des abris précaires chaque nuit.
Nous n’avions jamais connu d'hiver si rude dans les contrées méridionales de Ferghana ou d’Afghanistan.
Les provisions s'amenuisaient et la fatigue pesait lourdement sur nos épaules, mais nous poursuivions notre route, guidés par l'espoir de trouver un refuge plus sûr au-delà des montagnes.
Nous atteignîmes une grande rivière gelée. Il devait s’agir d’un important cours d’eau qui traversait d’est en ouest les plateaux tibétains, se frayant un chemin à travers la barrière montagneuse. Les températures nocturnes descendaient largement en dessous de zéro.
C’était une alternance de fortes chutes de neige, de pluie, de neige fondue, de vents glacés qui dévalaient des hauteurs. Nous n’avions jamais connu d'hiver si rude dans les contrées méridionales de Ferghana ou d’Afghanistan. Affaiblie comme nous l’étions après de longues semaines de voyage ininterrompu, elles se révélaient passablement éprouvantes.
Nous traversâmes la rivière avec circonspection, Choegya traversa en éclaireur, la température de l’eau était proche de zéro, pourtant nous nous engageâmes dans la rivière sans hésitation. Nous eûmes quelques difficultés à prendre pied sur l'autre rive, qui formait un haut talus abrupt et verglacé. En chemin, nous aperçûmes un temple bouddhiste abandonné. Nous nous dirigeâmes vers le bâtiment qui était un parfait abri de fortune. L’entrée du temple était si basse que j’étais contraint de courber la tête pour y entrer.
Le toit était constitué de pierres plates étroitement entrelacées, décorées de drapeaux de prière colorés qui flottaient au vent. Le sol paraissait suffisamment sec pour qu’on pût supposer cette toiture étanche. La construction était des plus rudimentaires : trois boîtes de pierre avec des huttes jetées par-dessus, une porte pour l’entrée. À l'intérieur, on trouvait quelques vieilles statues bouddhistes, des drapeaux de prière en lambeaux, et quelques courtes colonnes de bois grossièrement taillées.
Nous nous répartîmes dans ces trois sections du temple et y passâmes la nuit. Sur la terre battue, se dessinait un cercle, et au-dessus, le toit était percé d’un petit orifice. C’est là que je décidai d’allumer un feu pour la nuit. Spendiar transportait toujours avec lui, depuis notre départ de la pagode, une collection de petits bois qu’il glanait le long de notre parcours. Cette collecte était essentielle pour le groupe car elle nous servait à faire partir le feu chaque soir. La nuit fut reposante et nous permit de reprendre des forces autour du feu. Durant les semaines qui suivirent, nous ne rencontrâmes aucune construction humaines.
Derrière se pressait le formidable rempart des hauteurs que nous avions péniblement franchi au cours des deux jours écoulés. De l’autre côté de la vallée, fondue dans la lumière d’un soleil hivernal, une nouvelle chaîne montagneuse s'élevait jusqu’aux nuages. Nous étions descendus un peu trop à l’ouest et en contrebas du hameau et dûmes pour nous y rendre remonter un sentier à peine tracé. Nous étions en piteux état, épuisés et affamés. Spendiar boitait, une pierre pointue lui ayant entaillé la plante du pied, et Namgar improvisa un soin du mieux qu'il put.
Nous pénétrâmes dans un nouveau temple bouddhiste abandonné. Nous remarquâmes que chaque temple que nous visitâmes sur les contreforts du Tibet contenait une pierre plate sur laquelle était gravée une inscription de trois ou quatre lignes. Celle que nous avions sous les yeux était scellée dans la maçonnerie, près de la porte à une soixantaine de centimètres au-dessus du sol.
Choegya, qui était tibétain, nous expliqua que ces plaques ne pouvaient être confectionnées que par certains lamas et que les Tibétains y attachaient une grande importance. Elles étaient censées tenir à distance les esprits malveillants. Vu l’intérêt que je portais à la pierre porte-bonheur, Choegya me montra un large bracelet de cuivre auquel était attachée une petite boîte de métal qu’il portait à son poignet, puis il souligna le rapport qui existait entre cet objet et l’inscription portée sur la pierre.
Dans la pièce du rez-de-chaussée, il y avait un grand métier à tisser. L’étoffe de laine qu’ils fabriquaient était épaisse et de bonne qualité. J’étais particulièrement impressionné par les pièces de couvertures et les dessus de lit aux teintes vives, dans les rouges et les jaunes. On accédait à l’étage par une volée de marches en pierre, fort pentue, située dans l’angle de la pièce.
Il n’y avait pas de rampe, et l’on entrait dans la chambre par une ouverture carrée. C’était là que les occupants des lieux devaient dormir avant l’épidémie. Des balles de laine compactes y étaient encore entreposées, nous y passâmes la nuit bien à l’abri tandis que dehors, le vent sifflait autour des murs épais. Nous quittâmes le temple, nos sacs lestés de tout ce que nous avions pu récupérer sur place.
C’était le début de l’après-midi. Au cours des quelques heures de jour qui restaient, nous couvrîmes une quinzaine de kilomètres en terrain relativement facile. Ce soir-là, assis autour d’un petit feu, nous parlâmes longuement, cherchant à déterminer notre position et la distance qu’il nous restait encore à parcourir.
Le grand silence de la montagne nous enveloppait. J’étais habité d’une angoisse, après ces milliers de kilomètres que nous avions parcourus. J’avais peur que nous n'atteignions jamais le Tibet. Souvent la nuit, j’étais assaillis par le désespoir et le doute.
Au lever du jour, les perspectives semblaient moins sinistres. La peur persistait, tapie quelque part, mais l’action et le mouvement, la nécessité de résoudre les problèmes du quotidien, la reléguant au second plan. Chaque matin, Spendiar s’adressait à nous : « – Allez en route» et cela suffisait à nous faire repartir.
Nous nous rationnions au maximum. À raison d’un repas quotidien, nos provisions durèrent plus de quinze jours. C’était insuffisant compte tenu des ascensions exténuantes et des descentes périlleuses qui se succédaient, mais au moins nos maigres réserves nous donnaient l’assurance de ne pas mourir de faim. Dans les moments de doute, Choegya faisait lever la bannière de la roue de Dharma que les miliciens Hazara avaient emporté avec eux.
A mesure que nous gagnions en altitude, notre progression s’avéraient plus compliquée. Au fil des jours. A chaque pas, de peur d’être surpris par la nuit sur les hauteurs et de devoir affronter l’obscurité, nous progressions avec prudence. Face à l’absence de prises, nous avions fini par imaginer une technique. Nous nouions la corde à une grosse pierre et la lancions par-dessus l’avancée rocheuse pour qu’elle s’accroche quelque part. Ensuite Spendiar tirait dessus, puis s’y suspendait et finissait par y faire porter tout son poids.
Les jours de temps clair, la réverbération du soleil sur la neige ajoutait encore à nos épreuves. Nous étions également sujet à une autre sensation extrêmement pénible: le froid mordant de Bamiyan pour nous prémunir de l’épidémie. Nous détournèrent les masques de leurs usages puisqu’en plus de nous protéger contre le froid, ils nous servirent contre les réverbérations du soleil. Néanmoins, ils favorisaient une condensation qui se chargeait en glace autour du nez et de la bouche.
Il fallait souvent arrêter pour la faire fondre en me posant les moufles sur le bas du visage. Nous gardions les mains couvertes autant que possible, mais quand nous avions besoin de nos doigts pour grimper, nous ôtions nos moufles rattachées par une lanière à nos poignets. Avec nos masques et les rabats de nos bonnets sur les oreilles, il nous était difficile de nous entendre. L’irritation s’accumulait, nous étions mortellement las et avions constamment faim.
Un jour, nous sortîmes d’une chute de neige abondante qui balayait une large traversée est-ouest, nappée de neige entre deux montagnes. Ce beau soleil du milieu de la matinée nous fit ôter masque et bonnet, nous nous assîmes pour nous reposer. Un grand silence nous enveloppa. Il y avait deux jours que nous n’avions plus rien à manger et le moral était au plus bas. Nous nous tenions serrés, les uns contre les autres.