Aux Confins du Tibet



Soudain, j'entendis un bruit : « Je crois avoir entendu un chien aboyer », fit remarquer Spendiar.
« – Moi aussi, il me semble avoir perçu quelque chose », répondis-je.
« – Ça vient de cette direction. Allons voir ce que c’est ! » reprit Spendiar, visiblement excité.
L'entrée d'un temple bouddhiste, sombre silhouette se détachant sur la blancheur environnante, à une centaine de mètres de là.
Nous parcourûmes quelques centaines de mètres. L'aboiement, résonnant à nouveau tout proche, nous figea sur place. Nous scrutâmes les environs, mais il n'y avait rien à voir. Nous nous attendions à tomber sur une maison ou une hutte, mais aucun bâtiment n'était en vue. Le chien devait nous avoir flairés, car il poussa une longue plainte, que nous suivîmes jusqu'à sa source : l'entrée d'un temple bouddhiste, sombre silhouette se détachant sur la blancheur environnante, à une centaine de mètres de là. Un mur bas, constitué de pierres entassées sans ordre, servait de brise-vent devant l'entrée du temple, où flottaient quelques drapeaux de prière fanés.
Nous contournâmes ce muret pour pénétrer à l'intérieur. Aussitôt, avant même que nos yeux ne s'habituent à la pénombre, nos narines furent assaillies par l'odeur puissante du bois brûlé mêlée à celle de l'encens. Au fond, se dressaient des icônes bouddhistes et des rouleaux de prière. Quelques bottes de foin, enserrées dans des filets à grosses mailles, clôturaient l'espace. Un feu brûlait au centre de la salle, près duquel était entreposée une réserve de charbon. Deux chaudrons, un grand et un petit, reposaient contre les pierres du foyer.
À peine avions-nous commencé notre exploration qu'un homme apparut sur le seuil. Il portait la robe traditionnelle des moines tibétains, avec une peau de mouton drapée sur ses épaules. Son visage, buriné par les vents des hauts plateaux, trahissait une vie d’épreuves, bien qu’il fût plus grand que la moyenne.
Lorsqu’il fit quelques pas vers nous, je le reconnus immédiatement : c'était Namgar. Nous étions tous stupéfaits : comment avait-il survécu, et pourquoi se retrouvait-il ici, perdu aux confins du Tibet ? Avant que nous ne puissions prononcer le moindre mot, Namgar s'agenouilla face à moi et récita le mantra « Om Mani Padme Hum », le mantra de la grande compassion, implorant le pardon.
Je m'apprêtais à bondir sur lui lorsque Choegya s'interposa : « – Lobsang, restons civilisés. Laissons-lui une chance de s'expliquer », dit-il. Un peu déstabilisé par l'intervention de Choegya, je feignis de reprendre le contrôle de la situation en déclarant : « – Soit, puisque mes compagnons le demandent, nous vous donnons la parole, Namgar, bien que vos actions passées aient déjà bien entaché votre réputation. »
Namgar, qui avait interrompu la récitation de son mantra, se releva, l'air contrit, et s'adressa à moi : « – Votre majesté, votre présence dans mon humble refuge m'honore. » Un peu pris de court par cette entrée en matière, j’attendais au moins des excuses, mais il n’en fut rien. Je le laissai poursuivre.
« – Nos sujets ont perdu la foi et se sont laissés gagner par la peur. C'est cette peur qui a anéanti l'empire. J'ai œuvré autant que possible pour restaurer la confiance du peuple bouddhiste, afin qu'il retrouve sa gloire d'antan, celle de l'époque des Khans. » Namgar prit une inspiration avant de poursuivre son monologue : « – L'empire s'est écroulé, mais la foi demeure. Je suis fier de ce que nous avons accompli. Les Hazaras ont retrouvé leur fierté pour toujours, redevenant des bouddhistes fidèles qui ne courberont plus jamais l'échine devant les Pachtounes fanatisés. »
La consternation marquait mon visage. Je portai une main à mon visage pour dissimuler ma désapprobation. Namgar, intarissable, continuait de parler, comme s'il cherchait à nous conquérir par ses paroles. « – Le plus important, votre majesté, c'est que vous ayez retrouvé la foi. C'est cette foi qui vous a guidé jusqu'à la grande pagode, pour bénéficier de la protection de Shakyamuni. C'est votre talisman d'éther qui vous a sauvé lorsque vous avez invoqué le mantra Gayantri. »
Une fois de plus, Namgar nous prenait de court. Comment pouvait-il être au courant de tant de détails ? Si sa loyauté était douteuse, ses dons de voyance, eux, étaient indéniables. Je répondis sèchement : « – Pourquoi avoir déclenché les hostilités avec les Pachtounes pendant mon absence ? Vous avez mis le feu aux poudres et portez une lourde responsabilité dans l'anéantissement de l'empire. »
Namgar hocha la tête : « – Il fallait détruire l'empire pour atteindre quelque chose de plus noble, de plus grand. Vous faites actuellement un pas dans la bonne direction : c'est vers Lhassa que les routes vous mènent. »
J'avais du mal à accepter ce que je venais d'entendre. Choegya et Spendiar n'osaient intervenir. Nous étions tous exténués par la marche et le froid. Pour éviter que la discussion ne s'éternise, je répondis d'un hochement de tête, après quoi Namgar nous invita à entrer chez lui. Nous le suivîmes à l'intérieur du monastère, dont les murs ornés de fresques multicolores représentaient des divinités et des scènes sacrées.
Une lampe à huile, au verre teinté de rouge, était posée sur un guéridon en bois sculpté. Je jetai un coup d'œil aux bancs de bois disposés autour de la pièce, ainsi qu'aux tapis épais et colorés étendus sur le sol, où une grande marmite en cuivre cuisait sur un foyer de pierre. Des colonnes richement décorées soutenaient le toit, et des tentures en soie aux teintes vives pendaient élégamment de chaque côté de la salle. Les murs étaient percés de niches abritant des rouleaux de prière et des statues de Bouddha.
Nous prîmes place sur les bancs. Namgar ne nous posa pas davantage de questions sur notre fuite de Bamiyan, comme s'il en savait déjà plus que nous ne pouvions imaginer. Je lui demandai ce qui l'avait conduit à se réfugier au Tibet.
« – Après l'incendie, Bamiyan n'était plus qu'un amas de cendres. Ne sachant où aller, j'ai repris la route de la vallée du Wakhan, empruntant la voie que vous aviez suivie. Ce n'est qu'après que les chemins se séparent, l'un menant à Lhassa, l'autre à Kashgar. Le voyage fut long et pénible ; je n'avais pas mangé depuis six jours quand ce temple m'apparut comme un refuge providentiel. »
Namgar fit une pause, vérifiant si son récit captivait toujours notre attention. Rassuré par nos regards curieux, il poursuivit : « – Le temple avait été habité peu avant mon arrivée, car des aliments cuisinaient encore dans la marmite. Sachant que la route vers le Wakhan était immense et semée d'embûches, je décidai de m'installer ici quelque temps. »
Je pris la parole pour signifier à Namgar que nous ne comptions pas nous attarder ici, et que malgré son hospitalité, notre objectif était Lhassa. Namgar fit brûler de l’encens, puis tenta de nous avertir : « – Les routes jusqu'à Lhassa ne sont pas sûres. Des cavaliers sogdiens sèment la terreur, sillonnant la région en quête de butin et de nourriture. Pas plus tard qu'hier, j'ai vu un groupe de cavaliers se diriger vers le sud. Si vous les croisez, il faudra les éviter. » « – Mais je croyais que ces cavaliers étaient à vos ordres ? » interrogeai-je Namgar avec une malice à peine dissimulée.
« – Non, j'ai perdu tout contrôle sur eux. À l'heure actuelle, je ne suis même plus certain qu'ils soient encore de foi bouddhiste. Ce ne sont plus que des mercenaires se vendant au plus offrant. »
Namgar sortit ensuite une pipe qu’il fit passer à la ronde. La pièce s’emplit bientôt d’une fumée blanchâtre qui s’échappait par la porte ouverte. L’odeur m’était étrangement familière, évoquant celle de l’éther.
« – Le long de votre route jusqu'à Lhassa, vous devrez affronter des nuits glaciales, surtout en altitude. Ne vous laissez jamais aller à dormir avant d'avoir trouvé un abri convenable. Sinon, vous serez morts au lever du jour, sans l'avoir vu venir. » Namgar déglutit avant de continuer : « – Vous êtes sur la bonne route pour Lhassa. La piste est facile à suivre d'ici. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, j'aimerais me joindre à vous pour rejoindre Lhassa. La route vers Kashgar est impraticable en cette saison, et je ne me vois plus voyager seul. »
Je me tournai vers Choegya et Spendiar, cherchant leur approbation. Leur moue timide révélait un enthousiasme modéré pour la participation de Namgar à la suite de notre voyage. Pourtant, je finis par conclure que nous ne serions pas trop de quatre pour affronter cette dernière épreuve.
Un peu plus tard, Namgar nous offrit un repas de mouton rôti. Tandis qu’il découpait la viande pour nous la servir, il saupoudra les morceaux d'un fromage séché pour en relever le goût. Ce piquant inattendu était un délice. « – Qu'est-ce qui donne ce goût à cette viande ? » demandai-je à notre hôte. « – C'est du chura kampo, un fromage très salé qui rehausse les saveurs. » « – Vous assaisonnez vos plats avec du fromage ? » m'étonnai-je. « – Oui, à défaut de sel, nous utilisons le chura kampo pour relever nos viandes. » Après avoir bu notre thé, les bols furent emportés et rincés. De gros nuages de fumée s’élevaient dans la pièce.
Nous repartîmes ensuite, marchant pendant de longues semaines avant de faire face à la barrière montagneuse la plus inhospitalière que nous eussions rencontrée jusqu’alors.