Bâmiyân.

Les Dernières Vallées

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Antoine Stevenson
Antoine Stevenson

De vallée en vallée, nos dernières ressources étaient si réduites que, pour la première fois, nous envisagions ouvertement la possibilité de renoncer. Cela faisait plusieurs jours que nous montions vers un sommet caché par des nuages blancs. M'élevant au-dessus d'une étroite corniche, j'enfonçai mon bâton dans une fissure en guise de prise. Le corps plaqué contre la roche, je libérai tour à tour mes mains et mes pieds pour les réchauffer.

À l'approche du sommet, l'ascension devint plus facile, mais nous commencions à douter de notre capacité à l'atteindre. Le froid était terrible, et la haute altitude nous vidait de notre endurance. Chaque pas était une lutte contre une lassitude terrible qui invitait à s'asseoir pour pleurer de désespoir. Je n'arrivais plus à remplir mes poumons, et mon cœur battait à se rompre.

Notre volonté faiblissait. Seul, Namgar aurait probablement déjà renoncé, heureux de s'allonger et de se laisser glisser dans le néant. Mais Spendiar était toujours là pour l'encourager, et aucun de nous ne songeait à abandonner. Pour couronner le tout, je me mis à saigner du nez. J'essayai de boucher mes narines avec des morceaux de toile à sac, mais je devais renoncer, tant j'avais du mal à respirer par la bouche. Le sang coulait sur ma bouche, gelant aussitôt.

Nous savions qu'il nous faudrait passer la nuit dans cette atmosphère raréfiée, ce qui n'était pas fait pour nous remonter le moral. « Il faut continuer à marcher tant qu'il fait jour », dit Spendiar. « Il faut tenter de franchir ce sommet avant la nuit. » Nous poursuivîmes donc, à grand-peine. Nous effectuâmes de longues traversées à droite et à gauche, n'ayant plus l'énergie nécessaire pour attaquer l'obstacle de front.

Je ne me rappelle pas avoir franchi le sommet. Je me souviens seulement d'avoir remarqué avec étonnement que Spendiar, qui normalement ouvrait la marche, se trouvait derrière moi. Nous continuâmes de grimper encore un peu, puis la descente commença.

Cette nuit-là fut l'épisode le plus critique de toute notre aventure. Sur une large corniche où la neige avait été accumulée par le vent, nous nous creusâmes un abri précaire pour la nuit. Nous n'avions pas de quoi faire un feu. Nous étions tellement épuisés que nous aurions pu dormir debout, mais nous savions que nous abandonner au sommeil, c'était flirter avec la mort.

Ce fut la plus longue nuit de ma vie. Nous étions serrés les uns contre les autres, debout, nous tenant par les épaules. Le sommeil pesait sur nos paupières, et du bout des doigts, je luttais pour garder les miennes ouvertes. Par trois fois, Namgar laissa son menton tomber sur sa poitrine et se mit à ronfler, et chaque fois, nous devions le secouer pour qu'il reprenne conscience.

Arriva cet horrible moment avant l'aube, où la fatigue et le froid combinés me secouèrent de frissons incontrôlables. « Mettons-nous en route, descendons là où on pourra de nouveau respirer normalement. » proposa Spendiar.

« – Je ne supporterai pas une deuxième nuit comme celle-là », dit Choegya, exprimant l'opinion générale. Il faisait à peine jour, mais nous quittâmes notre abri et repartîmes. Spendiar et moi étions en tête, tandis que Namgar et Choegya fermaient la marche. Je ne pouvais croire que nous allions nous en sortir.

Vers midi, nous atteignîmes une corniche large d'une trentaine de centimètres au-dessus d'un précipice effrayant. Il fallut rebrousser chemin, remonter sur nos traces et chercher une autre voie. Nous finîmes par passer, mais non sans courir de grands dangers. Après dix heures d'efforts épuisants, nous avions dû descendre de mille cinq cents mètres avant la tombée de la nuit.

Nous respirions plus facilement, le moral remontait, l'espoir renaissait. Nous passâmes une nouvelle nuit de veille, interminable et épuisante, puis reprîmes la descente. Enfin, la vallée se dessina clairement en contrebas. Dans l'après-midi, Spendiar me demanda :

« – Tu ne remarques rien de particulier à propos de cette vallée ? » Je regardai autour de moi. « – Non, » lui répondis-je. « Quoi ? » Il désigna une longue ligne de crête qui se détachait du massif principal pour s'étirer vers l'ouest. « Cet endroit me rappelle la vallée de la Hunza. »

« – Nous pourrions peut-être trouver une grotte où dormir toute une nuit, » proposai-je. Nous appelâmes les autres pour leur suggérer de dévier notre route afin de longer le pied de ce massif. Ils acceptèrent aussitôt. La grotte semblait avoir été le lieu d'hivernage d'un berger. À la différence de la première, elle était inoccupée, mais nous y trouvâmes une réserve de bois, près de l'entrée, et un tas de toisons non tannées dissimulées contre la paroi du fond.

Nous découvrîmes, suspendu à une cheville enfoncée dans la voûte, un objet enveloppé dans une peau de bête. Quelqu'un le décrocha. C'était un morceau de viande fumée. Trop affamés pour faire les difficiles, nous décidâmes d'allumer un feu et de faire cuire la viande. En la regardant cuire, nous nous réchauffâmes pour la première fois depuis des semaines. Nous coupâmes grossièrement la viande avec les maigres outils dont nous disposions.

Nous passâmes la nuit sur une grande couche faite de peaux de mouton, malodorantes mais chaudes. Quand nous ouvrîmes les yeux, le soleil était déjà levé depuis deux heures, et le feu était éteint depuis longtemps. Nous remballâmes nos affaires à la hâte, mangeâmes ce qui restait de viande, et reprîmes la route. Le chemin restant était encore long.

Nous étions encore en pleine montagne. Le pic que nous venions de franchir était le dernier contrefort de l'Himalaya. Au-delà s'étendaient les avant-monts qui menaient au plateau tibétain. Cette dernière ascension nous prit deux jours, mais nous ne souffrîmes pas des effets de l'altitude. Lorsque nous entamâmes la descente de l'autre côté, le soleil brillait et l'air était étonnamment limpide. Loin vers l'ouest, d'imposants reliefs enneigés se détachaient, rendant la montagne sur laquelle nous nous trouvions presque insignifiante en comparaison. Vers le sud, l'altitude déclinait spectaculairement. Je compris que nous étions en train de contempler Lhassa.